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MARIE-ODILE ET SES REVES

En se présentant devant le groupe, elle avait d'abord dit son âge : 80 ans avaient sonné pour elle au printemps dernier, lui disant qu'il était temps qu'elle s'occupe un peu d'elle-même, après avoir passé les trois quarts de sa vie en Afrique à évangéliser les petits négrillons.

Elle était la doyenne du groupe pour une semaine de remise en forme par la gymnastique douce, agrémentée de chants liturgiques. "Faut bien que je commence à faire des choses qui me plaisent, plus tard je risque de rencontrer des difficultés." Nous avait dit Marie-Odile avec timidité.

Des difficultés, elle en rencontrait déjà car elle ne voyait pas très clair et était dure d'oreille, quant à la souplesse de son corps, elle n'était pas au programme. Mais toujours son sourire très doux montrait qu'elle était heureuse ici et maintenant, même si elle ne comprenait pas grand chose aux exercices ni aux chants.

Un grand bonheur lui était donné par le hasard qui faisait que nous étions hébergés dans un couvent de religieuses de Saint Jean Bosco qui avait été la maison mère de la congrégation de Marie-Odile. Nous étions luxueusement logés dans ce nid douillet qui autrefois accueillait deux cents religieuses. Elles n'étaient plus qu'une quarantaine bien âgées, dans un logis confortablement équipé d'ascenseur, grandes salles de réunions ou de prière, télévision et magnétoscope devant de bons fauteuils-relax, et bien entendu d'une chapelle, le tout entouré de hauts murs d'enceinte avec portes en fer de sécurité fermées à neuf heures du soir pour la nuit.

Maire-Odile était aux anges dans cette atmosphère sécurisante, surannée, douceâtre, pleine de prière et de cierges dans laquelle je commençais à étouffer. Quant aux mouvements énergétiques ou de remise en forme que nous apprenions, elle n'y entendait rien, les faisait à sa propre idée. Quelquefois je lui prenais les mains pour lui remettre les bras dans le bon sens. elle me remerciait chaleureusement tout en reprenant tranquillement sa posture.

Nous cohabitions gentiment avec la pieuse congrégation, et lui avons offert, pour distraire son ennui, un concert liturgique dans la chapelle. Nous avions pris le soin de choisir nos chants les plus… "religieux". Les pauvres mains percluses de rhumatismes applaudissaient généreusement, elles en voulaient encore, quand une petite voix osa réclamer du fonds de l'église un chant qu'on n'avait pas mis au programme : "j'ai du bon tabac" interprétation jazz. Nous savions bien que des oreilles traînaient dans les couloirs à nous écouter derrière la porte, toutes les religieuses valides s'y baladaient silencieusement. Nous avons clôturé notre concert par le bon tabac repris par le chœur de ces vieilles nones.

Nous dînions de bonne heure, le couvent fermait ses portes et ses paupières comme les poules au coucher du soleil. A la télé, il n'y avait que des vies de saints à regarder et le soir j'avais des désirs d'évasion dans cette belle campagne ardéchoise.

Quel bonheur ce fut d'entendre proclamé un beau matin dans le village par haut-parleur qu'il y aurait un spectacle de cirque le soir! Je cours sur la place de l'église voir cette aubaine. Pauvre petit cirque! Trois familles pleines d'enfants, deux futures mamans bien avancées, un style manouche très prononcé et trois animaux pelés bien sales : un bouc, un âne et un lama. On était en train de monter le chapiteau jaune et rouge à grands cris. Les mères s'affairaient dans les deux caravanes, étalant la literie sur les marches de l'église, les gosses piaillaient en suçant des sucres d'orge, et moi j'étais aux anges à contempler cette vie courageuse et marginale. "voilà des honnêtes gens qui font ce qu'ils peuvent pour survivre dignement" me disais-je avec admiration.

Au déjeuner j'annonce aux stagiaires : "je vais au cirque ce soir, qui vient avec moi ?" pas d'amateurs. "Il paraît que Marie-Odile voudrait y aller, mais pas toute seule" me crie-t-on. Entendu, je serai son chaperon.

Après dîner nous partons bras dessus bras dessous, nous avions une bonne heure avant la séance, quand je me rappelle que la fermeture des portes du couvent a lieu à 9 heures. Je retourne sur mes pas pour prévenir la sœur portière, laissant Marie-Odile en contemplation devant Monseigneur le lama près du chapiteau. "t'approche pas, il crache" lui avais-je recommandé.

L'entrevue avec la sœur portière était plus long et plus complexe que prévu. Devant la hauteur du mur et de la porte, je voulais m'assurer qu'on ne risquerait pas de passer la nuit dehors. J'expliquais que le cirque finissant à 11 heures, il fallait nous attendre avant de fermer. Je répétais encore et encore car la bonne portière était un peu dure d'oreille et lente du cerveau. Si bien que lorsque je rejoins enfin Marie-Odile, elle était toute inquiète, tremblante de froid ou de peur, car le lama n'avait pas été gentil avec elle et la représentation avait déjà commencé. Mais son grand sourire me montrait combien elle remerciait le Seigneur de me voir arriver.

En prenant les billets, je vois qu'elle avait préparé sa monnaie pour le tarif place d'enfant ! c'était très mignon, j'ai payé le complément sans qu'elle s'en aperçoive. Nous avions les deux places centrales tout près de l'arène. nous avons failli recevoir le clown sur nos genoux, un pauvre clown naïf, sans grands moyens, perdu dans son absence d'imagination.

Le style de cette soirée me touchait avec bonheur par son manque de professionnalisme, sa candeur, sa simplicité un peu vulgaire, ses animaux têtus, mauvais caractère, paresseux, les gosses beaux et sales avec les paillettes qui se trémoussaient en imitant les grandes stars. Le public pas difficile riait aux bêtises cent fois répétées, se gavait de pop-corn préparé devant nos yeux, sur le côté de la piste dont l'odeur chatouillait les narines, juste pour que personne ne résiste. Ainsi un va et vient incessant se promenait sous le chapiteau, les euros d'une main, les pop-corn de l'autre, et l'on entendait cruncher de tous côtés. Et par-dessus tout, Marie-Odile, douce bonne sœur compassée, entièrement dans sa joie enfantine qui me glisse "Merci! Merci, c'est la première fois que je vais au cirque" !

Le vrai spectacle était à mes côtés : elle riait, buvait toutes les paroles, avait peur de tous les faux dangers des acrobates ou du bouc perché sur sa pyramide de tabourets. Elle était devenue le point de mire des acteurs qui bientôt ne s'adressaient plus qu'à elle. Mes quelques pièces de monnaie me servirent à lui mettre en main un paquet de pop-corn qu'elle oubliait d'ouvrir…

A onze heures moins dix, elle commence à s'agiter inquiète… faut peut-être rentrer ! Si c'était fermé au couvent ! Nous levons le siège, tout le monde la regarde, elle est enchantée de sa soirée et sourit à tous.

Dehors sous les étoiles et dans la vive fraîcheur je lui prends le bras et elle me parle de sa vie : pas eu le temps d'aller au cirque dans sa jeunesse, puis l'Afrique, communauté très pauvre, et toujours pas de cirque. Enfin le retour en France, et là : "j'aurais pu aller au cirque mais c'est Maman qui m'en empêche…" Pardon ? avais-je été inattentive à son récit ou bien commençait-elle à perdre ses esprits à cette heure tardive! Non non, elle confirme, sa maman ne veut pas la laisser partir le soir ! "mais quel âge a-t-elle votre Maman ?" "100 ans."

Je réalise combien cette soirée était exceptionnelle pour cette petite octogénaire, et toute cette semaine de liberté arrachée au giron de Maman. "Alors qui s'occupe d'elle en ce moment ? – J'ai réussi à faire venir mes sœurs, je ne peux pas toujours être de corvée après tout!" et le flot de paroles se libère et sa revendication grossit… "quand elle me demandera maintenant où j'ai passé ma soirée, je lui répondrai : chez mon amant, ça va lui clouer le bec." Moi aussi ça m'a cloué le bec. Je me sentais toujours au cirque à côté de ce phénomène.

A petits pas, à petites phrases de révélation, nous arrivons au couvent. Il est fermé, bien clos. Grand sourire de Marie-Odile qui croise ses bras sur sa poitrine, ravie de l'événement inattendu. Je voyais qu'elle s'en remettait à ma responsabilité de chaperon.

J'ai frappé fort sur la porte en fer, activé l'appel à l'Interphone extérieur, donné de la voix autant que je pouvais. Rien n'y faisait, sauf de faire rire ma copine. Au bout d'un long moment la sœur portière arrive enfin, elle avait l'air encore toute fraîche à cette heure. "vous nous aviez oubliées ma sœur ? vous ne m'entendiez pas ?" "Bien sûr je vous entendais avec tout votre raffut mais j'espérais bien qu'il y aurait quelqu'un d'autre pour se déranger. Moi je lisais le journal."

Marie-odile riait encore. Elle a dû faire de beaux rêves cette nuit-là.

Le lendemain, proposition de notre animatrice. Sortir des sentiers battus, de nos gestes habituels, nos attitudes conventionnelles pour oser s'exprimer, seule devant le groupe sur la musique dans une danse improvisée. Pas d'enthousiasme. Plutôt la résistance de la plupart des stagiaires. Alors je me lance car j'aime bien cette forme de lâcher-prise. Puis on attend la candidate suivante. Un long moment. Et voilà Marie-Odile qui s'avance habitée par une flamme d'audace nouvelle soutenue par 80 ans de blocage. Elle ne savait pas du tout comment faire bouger son corps, par où commencer et c'était une merveille de voir une main, un bras se mouvoir tout doucement, d'une façon gauche, originale, touchante, des gestes d'enfance apparaissaient, elle ferma les yeux, fit des pas hésitants, puis de plus en plus libres. Quand elle ouvrit les yeux, elle ne savait plus où elle était, chercha une chaise, s'y effondra en cachant son visage. Sanglotant très fort elle murmura "comme je suis heureuse!".

Le soir j'avais repéré dans le jardin du couvent une vieille barrière franchissable sans trop de peine pour faire le mur et me retrouver sur la route sans risque de coucher dehors. D'abord je découvre la voiture "Clio" des bonnes sœurs vitres cassées qui avait été visitée –coïncidence – la nuit du cirque…

Je vois arriver autre chose de beaucoup plus intéressant, une frêle silhouette qui escalade à son tour et péniblement la barrière du jardin. Elle me rejoint et de sa voix douce, Marie-Odile me déclare : "décidément nous avons les mêmes goûts pour la liberté !"

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