Au cœur de l'Aubrac, près de Nasbinals, le
buron de Marie, maison de pierres où le berger faisait autrefois ses
fromages, m'avait souvent accueillie et je ne me lassais pas de la beauté
rude de cette nature sauvage et pourtant infiniment douce. Ce buron se situe
tout près du chemin suivi par les pèlerins de Saint Jacques de Compostelle.
J'en avais déjà vu qui marchaient lourdement chargés de leur sac et de leur
détermination. Chaque fois je ressentais une émotion devant le courage de
leur aventure. Ah! Si j'avais vingt ans de moins….
Lorsque je retrouvai Marie au mois de
juillet je ne savais pas que c'était "l'année Saint Jacques" et qu'il est
particulièrement opportun de choisir ce moment pour faire le fameux
pèlerinage. Je n'avais d'ailleurs aucune autre intention que d'y passer deux
ou trois jours histoire de retrouver douceur d'amitié et petites balades
tranquilles… après la sieste.
Le soir de mon arrivée, mon amie m'annonce
qu'il y avait dans l'église de Nasbinals une veillée musicale et poétique
proposée par deux jeunes filles en route pour Saint Jacques avec leur âne.
Je me réjouissais donc d'aller passer un moment bien sympathique dans cette
jolie chapelle. Mais sympathique n'est pas vraiment le terme pour cet
instant qui m'a touchée comme un coup de grâce. Malgré ma résistance, je
n'arrivais pas à voir en ces musiciennes superbes dans leurs pèlerines, aux
beaux cheveux bouclés et à la voix suave, autre chose que deux anges
lumineux. Pourtant, moi je ne voulais pas y aller sur le chemin, je ne suis
pas une marcheuse, je n'avais que quelques jours devant moi, pas de
chaussures, pas de vêtements appropriés, pas de sac à dos encore moins de
sac de couchage. Juste ma grosse voiture avec rien dedans, à part mon vélo.
Et pourtant !
Après une nuit très agitée, écartelée par
une petite voix intérieure d'impérieuse invitation, je mets Marie au
courant de ma lubie foudroyante et lui demande si elle pourrait me prêter
quelques menus objets pour partir sur le chemin. Elle n'avait rien d'autre à
m'offrir qu'un petit sac en nylon noir qui lui restait d'un publicité
pharmaceutique, et un grand sac poubelle neuf comme cape imperméable. Elle
me propose aussi très gentiment son aide pour que j'aille déposer ma voiture
à environ deux étapes plus loin, elle me ramènerait avec la sienne au point
de départ.
Chaussée de mes vieilles baskets en fin de
course et en velours noir retrouvées dans le fond de la voiture je dis un
au revoir ému à Marie et me lance au petit matin sur les premiers mètres de
mon aventure. J'étais très exaltée, cela me servait de carburant dans les
jambes. Bien sûr au début je marchais vite, j'adorais ma situation précaire
et courageuse, ma détermination plus ou moins inconsciente, et par-dessus
tout ce paysage magnifique et silencieux. Le chemin était balisé, tout
allait bien, heureusement car je n'avais pas la moindre carte. J'évitais
simplement de penser à la fin de l'étape où je devrais me retrouver au gîte
d'Aubrac dans un dortoir avec des tas de gens, et cela me paraissait être
l'horreur…
Pain, fromage et fruits secs, de l'eau,
c'était un merveilleux repas pris au pied d'un arbre majestueux dans la
solitude silencieuse. Non, pas vraiment puisque j'entends la voix de l'âne
et des deux anges qui m'avaient rattrapée. Les deux anges étaient en short,
gros godillots et casquette américaine… j'étais néanmoins très contente de
les voir.
Il faisait très beau (heureusement, je
n'avais aucun équipement pour le froid ou la pluie !) et mon enthousiasme
portait mes jambes, mon sac et mes idées à grande vitesse, si bien que
lorsque je suis arrivée à Aubrac, le gîte était encore fermé et je n'ai pas
hésité à continuer le chemin, sachant pourtant qu'il me faudrait marcher sur
une distance équivalente jusqu'au prochain arrêt. Là je trouverais un autre
gîte.
J'étais repartie sur un coup de tête que mes
jambes n'appréciaient pas. Je crois que j'ai fini les derniers kilomètres
dans un état de somnolence qui m'a conduite à m'allonger sur le parapet d'un
pont, la tête sur le sac à dos. Un groupe de marcheurs plus frais que moi me
frôle et dans mon demi-sommeil j'entends cette bonne parole compréhensive :
" pas de bruit, on ne réveille jamais le pèlerin qui dort". Me voilà
rassurée qu'on puisse me prendre pour… un pèlerin!
La vision du gîte d'étape me donne la nausée
: lits superposés très serrés, des chaussettes odorantes partout, autant que
de gros godillots, des serviettes de toilettes qui sèchent et des sacs
énormes. De toute façon pas de place pour moi, je n'avais pas réservé. Le
temps de siffler mes anges gardiens à la rescousse et je trouve petite
chambre chez l'habitant, vieille dame sourde qui pour ma note confondait les
nouveaux et les anciens francs. (C'est sans doute pour cela qu'elle n'a pas
par la suite encaissé mon chèque.)
Au petit matin, debout comme les braves, me
voilà sur mes pattes comme les autres, le cœur frétillant d'une émotion qui
me mets les larmes aux yeux. J'avais mon pain dur et mes "vache-qui-rit"
dans le sac. Je trouverai bien deux ou trois pommes par terre. En fait ce
n'était pas encore la saison, j'ai dû m'acheter des abricots. Je ne sais pas
gérer la distance, mon enthousiasme me porte et me prête des ailes pendant
trois ou quatre kilomètres. Ensuite ma fière allure s'estompe petit à petit
et se liquéfie dans un champ de maïs où je finis de me décomposer. Je
n'oublie pas que mon but ce doit être le nettoyage corps et âme de tout
pèlerin qui se respecte, et là je suis bien nettoyée!
Et la voiture dans tout cela ? cette brave
"Espace" qui va me servir de niche pour éviter le plus possible ces abris de
pèlerins sur-tassés qui me font frémir ? je la retrouve fidèle au bout de
trois étapes, je dors dedans comme l'oiseau dans son nid, et la conduis plus
loin, à Conques où je désire finir mon périple, la plus belle des étapes au
meilleur moment, le jour de la Saint-Jacques, en cette année de jubilé.
Il me faut bien sûr repartir à pied de
l'étape précédente. Je n'avais d'autre choix que de faire du stop pour m'y
ramener. La voiture qui s'arrête c'était une dame étonnée "tiens, mais j'ai
cru vous voir marcher hier dans l'autre sens ?" Explications qui lui font
lever les sourcils. Peu m'importe, je ne suis pas classique mais je fais de
mon mieux. Me voilà repartie avec mes croûtons de plus en plus secs que mes
dents adorent.
Ce soir là j'avais une bonne image de marque
et dans un tout petit bled un restaurant tout simple attendait les pèlerins.
Je m'y pointe et fais connaissance avec un couple qui me raconte sa vie.
Madame avait convaincu Monsieur de faire ce long chemin avec elle, chemin
qui pourrait éventuellement aboutir au mariage (sic), mais c'était la grande
découverte car ils se connaissaient seulement depuis quelques semaines. Dans
cette sympathique rencontre je détecte la divergence de leurs motivations
dont ils ne paraissent pas conscients : pour elle, c'est un pèlerinage
d'efforts et de prières, une offrande vitale au salut de son âme, une
dévotion à Saint Jacques et à Dieu par la même occasion. Pour lui, c'est
l'exploit sportif, la randonnée qu'il souhaiterait plus rapide et plus
longue puisque lorsqu'ils arrivent à l'étape, elle s'écroulant de fatigue,
lui repart pour un jogging!
C'est à l'étape finale à Conques que je les
retrouve dans un petit café plein de bruits et d'ardeur. Oh joie de
l'harassement ! mais pour elle, pas de joie du tout : "j'en ai marre, je ne
peux plus le supporter, et je suis crevée…" je vois que les événements se
sont accélérés en seulement quarante huit heures. Je lui propose de venir se
détendre dans ma jolie chambrette plutôt que dans ce gîte infâme et bruyant.
La grâce m'avait en effet fait un cadeau
lorsqu'en arrivant dans ce haut lieu magnifique je me suis adressée au frère
hôtelier des Prémontrés qui n'avait à m'offrir qu'une paillasse dans un
dortoir déjà bondé. Merci beaucoup j'aime mieux dormir à la belle étoile…
j'étais dans son bureau lorsque le téléphone a sonné lui annonçant que le
Père Machin à qui on avait réservé la plus belle des cellules annulait sa
venue. L'autre me regarde en souriant "on dirait que vous avez de la chance,
voulez-vous la chambre que nous réservons aux hôtes de marque ?" Me voilà
juchée au rang des gens bien, et sans complexe je pensais que je le valais
bien.
Et je voulais bien
partager mon bonheur en proposant à la pèlerine déprimée de venir se relaxer
dans mon boudoir. Après douche et petite sieste elle me confie ses doutes,
ses questionnements. La tension était montée entre elle et son compagnon,
chaque kilomètre avait éclairé un peu plus leurs chemins de vie et la
conception de ceux-ci. Elle a profité du calme du lieu pour pleurer, je lui
ai massé les pieds. Lorsqu'elle franchit la porte pour repartir sur son
chemin elle est décidée à le faire désormais en célibataire. Mais je vous
jure que je n'ai rien dit, ni conseil, ni opinion…
Conques mérite son nom de joyau de pierres
dans un écrin de verdure et de montagne. Son abbaye Sainte-Foy distille un
parfum de religiosité, d'exaltation spirituelle renforcée par la présence
des pèlerins qui, ce jour-là, dimanche et fête de Saint-Jacques
envahissaient le haut lieu. La veille au soir ils arrivaient fourbus auprès
de l'autel, certains s'endormaient sans prêter attention à la lumière des
vitraux de Soulage ni au gentil ronronnement du Prémontré d'accueil. Ils
récupéraient. Je faisais comme eux, moi la dissidente. Une procession de
scouts à grande bannière s'ébranlaient et tentait d'entraîner l'assemblée
autour de l'église, mais on piétinait faute d'assez de place. Comme ça
chantait faux et pas vraiment en chœur, j'ai quitté les rangs, et me suis
promenée au-dessus du joyau, c'était beau vu de la montagne, grandiose de
ferveur, et comme j'avais froid je suis rentrée dans l'église et me suis à
nouveau ennuyée.
Cela fait du bien un bon dodo dans un lit
confortable, dans une chambre douillette au parfum de sainteté des bons
abbés qui s'y sont succédés. Cette matinée dominicale m'invitait à
m'habiller religieusement correct, et à faire comme tout le monde dans la
belle salle commune du petit déjeuner copieux. C'est-à-dire, manger
goinfrement sans en avoir l'air, en se faisant des politesses et en se
demandant si nous allions bien sur ce chemin de Saint-Jacques.
Je trouvais dommage de ne pas avoir assez
faim pour me gaver de compote et de fromage blanc, mais c'est pèlerinage,
j'avais droit à ma pénitence. J'ai glissé dans mon sac quelques brioches,
cakes et une pomme. Quand même!
Autour de moi à la sainte table du café au
lait beaucoup de monde jasait. Cette bonne compagnie douceâtre m'amusait,
mais je ne participais pas, regardant ma voisine d'en face dont le visage
ravagé d'angoisse m'inquiétait. je me décide à rompre son silence par la
question stupide "alors, comme ça vous faites le pèlerinage ?…" Un aiguillon
semblait l'avoir piquée : -"m'en parlez pas de ce sacré pèlerinage avec tous
ces enfoirés!" me voilà devant quelqu'un d'atypique à qui causer. Elle me
parle alors de l'ambiguïté de son voyage : sur le chemin de Compostelle,
mêmes traces que les autres pèlerins, mais avec une logistique de luxe,
voyez un peu : pas de bagages à porter, des étapes reprises par voitures
jusqu'à de bons hôtels et fameux restaurants chaque soir. Petits plateaux du
repas du midi, apéros, jeux de carte ou télé le soir, et puis et surtout, le
sport favori "se foutre de la tête des pèlerins!". La bonne dame en était
outrée, l'appétit coupé, heureusement c'était la dernière étape, le dernier
petit-dej, elle allait ce matin rejoindre un autre groupe et n'allait pas se
gêner avant de partir de dire tout ce qu'elle avait sur le cœur. Elle avait
le verbe haut et sa voisine de chambre qui se trouvait à côté de moi l'avait
parfaitement entendue. S'en rendant compte, elle baisse la voix pour me
chuchoter "vous savez en arrivant dans l'abbatiale, j'ai cru que j'allais
mourir, quelque chose m'écrasait le plexus, je me suis retenue de toutes mes
forces pour ne pas craquer devant ces imbéciles." Je l'imaginais facilement
serrant les dents les poings dans une tension pas possible dont elle gardait
les stigmates. Je lui suggérais simplement que les larmes qu'elle avait
retenues auraient pu la soulager. Elle me regarde l'œil perçant et me fais :
"je n'ai pleuré qu'une seule fois dans ma
vie et ma mère a appelé le docteur pour cela.".
Je lui dis deux mots sur ce sujet et elle
me lance :"vous êtes psychologue ?"
"Non".
"Ah bon! Parce que moi je le suis".
Cela m'en bouchait un coin.
"Vous êtes thérapeute alors?" ajoute-t-elle
"Non, je marche. Mais c'est exceptionnel."
Intriguée, elle me demande "et vous comment
faites-vous le chemin ?".
"Pas tout à fait comme vous.."
Et je lui raconte mes chemins de traverse,
seule, libre, sans autre contrainte que mes orteils et les crampes de mes
mollets. Mon petit sac à dos qui venait de craquer et m'avait donné
l'occasion de rentrer chez une vieille dame lui demander trois épingles de
nourrice. "d'habitude c'est de l'eau qu'on vient me chercher." Elle m'écoute
avec passion et s'exclame :
"mais vous êtes une vraie pèlerine, vous. La
vraie." Moi j'aurais cru le contraire. Et voilà que de sa grosse voix elle
me fait devant la table, soudain intéressée et rigolarde, la proposition de
venir la rejoindre dans son prochain périple où il est question de thalasso
le matin et rando l'après-midi. A tout hasard je note le lieu de son hôtel
et constate qu'il sera sur ma route de retour. Elle avait demandé un taxi et
se disputait déjà avec le chauffeur.
Comme le lendemain je passais exactement devant
son hôtel, j'ai jeté un coup d'œil dans le jardin, elle y était seule devant
un scotch. Je m'approche :
"c'est l'heure de l'apéro et vous êtes seule ?"
heureuse de me voir, mais furieuse de l'ambiance du nouveau groupe :
"oui, ce sont des imbéciles et je ne veux pas
aller au pot de bienvenue avec eux!"
J'ai eu une petite tendresse pour cette pauvre
psychologue qui avait la lourde charge de s'appeler "Roquet"…
En regardant les détails de la carte
routière, je vois que j'avais laissé de côté un morceau d'une dizaine de
kilomètres et un gîte qui m'attiraient beaucoup dans les causses de la
Margeride. Je voulais bien sûr continuer mon pèlerinage dans le bon sens. Ma
voiture "Espace" s'est toujours pliée à mes fantaisies, je l'ai donc laissée
près d'un ancien domaine des templiers, merveilleuse demeure d'accueil près
d'une forêt aux blocs granitique. J'ai sorti mon vélo et ai repris l'aller
retour du petit bout manquant. Le soir j'arrivais au gîte en même temps
qu'un groupe bruyant de marcheurs au coquillage. Dans la courette devant le
bar, ils buvaient joyeusement quelques bières. Bonne surprise, je n'en avais
pas bu depuis huit jours et cela me tentait fort. Comme j'avais peu mangé,
je fus très vite euphorique et liai facilement conversation avec eux. Je les
trouvais très hilares pour des pèlerins, je compris vite pourquoi : dans
leur groupe d'une douzaine, il y avait trois Jacques, et ils étaient en
train de leur faire la fête avec trois bouteilles de champagne sorties du
fond des sac à dos. Mais l'un des Jacques, baladeur en chef et animateur de
toutes leurs frasques avait, c'était une surprise pour ce marcheur entraîné,
les pieds tout abîmés. Il devait arrêter la randonnée et de ce coin isolé ne
savait comment rejoindre une gare. "Moi j'ai ma voiture, je puis vous
emmener demain". Je devenais leur sauveur, et j'eus droit bien sûr à une
coupe de champagne.
Et c'est pas tout. Ils avaient commandé à
l'auberge un festin pour douze personnes, et ils n'étaient que onze. Moi
j'étais sans projet, sans casse-croûte et ils avaient tellement envie de
m'inviter pour me remercier de sauver la vie de leur Jacques. Au menu, un
bœuf bourguignon arrosé comme il se doit d'un bon vin du même nom. Bien
lourd. Ils étaient très étonnés de voir mon fonctionnement marginal et me
posaient plein de questions en me répétant que j'étais une "pure" alors
qu'eux étaient des "impénitents" et que j'étais sur leur route pour les
ramener sur le bon chemin. Ils me faisaient parler, manger, et boire, si
bien que le bon chemin me semblait de plus en plus incertain. J'en pris
conscience au dessert en sentant que je ne pourrais plus me lever, encore
moins retrouver ma voiture.
Un peu confuse et beaucoup pompette, je me
dresse soudain sur mes deux pattes en me tenant à la table, disant que je
voulais les laisser entre eux et partir dormir dans ma voiture. Que je
n'avais plus les idées assez claires pour les conduire sur ce droit chemin
qu'ils attendaient de moi, et que je remerciais beaucoup, et bonne nuit.
Avec sollicitude, deux impénitents m'ont
ramenée à la voiture. Le lendemain matin, après un petit déjeuner plus
sérieux j'ai pris soin du grand Jacques que j'ai laissé aux soins de la
SNCF.
Ainsi s'est terminé mon pèlerinage sur le
grand chemin de Saint-Jacques de Compostelle.

Juillet 2001