
Le Retour de
L'Enfant Prodigue
Jean d'Hermine

Ça lui avait tout de même fait un choc de voir
rentrer ce frère, ce frère cadet parti depuis quelques années. Il avait presque
réussi à l'oublier. La vie était redevenue normale. Presque normale. Sa mère
n'était plus triste. Enfin elle n'avait plus les yeux rougis par les larmes.
Son père
était toujours le même. Il n'avait pas changé.
Quand son
fils cadet lui avait demandé sa part d'héritage il s'était contenté de lui dire
: "Ne veux-tu pas que nous parlions un peu ?" Prod lui avait seulement répondu :
"Tu ne peux pas comprendre."
Et voilà,
rien pour le retenir. Rien pour le réprimander. Toujours cette même gentillesse,
cette même disponibilité, qu'il aurait volontiers qualifiées de faiblesse mais,
ce faisant, il savait qu'il n'aurait pas été juste.
C'est vrai,
il ne comprenait pas ce père. Il ne le comprenait pas sous cet aspect. Autant il
aimait sa compétence, sa force, son sens de l'ordre, de l'organisation, de la
justice, autant il refusait cette tolérance, cette insensibilité. Et pourtant
non, ce n'était pas de l'insensibilité. Il savait son père capable de détecter
les sentiments les plus subtils, les indices les plus cachés, que ce soit chez
sa mère, chez les serviteurs et, pourquoi pas, les animaux. Il détectait avant
tout le monde la fièvre chez un cheval, le manque d'entrain chez telle ou telle
bête du troupeau, le besoin de traitement de telle parcelle de vigne ou tel
arbre fruitier. Il savait tout à l'avance. Il prenait les mesures préventives,
renforçait un enclos, rajoutait un tuteur, coupait, taillait, traitait...
Et puis là,
rien. Le fils voulait partir, quitter la maison, et avec de l'argent en plus !
"c'est O.K.", "tu peux y aller". C'est tout juste s'il ne lui avait pas préparé
son sac et ciré ses chaussures. En fait il ne l'avait pas fait parce que Prod ne
le voulait pas.
Incompréhensible ce père. D'accord, personne n'est parfait mais c'est quand même
dommage qu'il ne soit pas un peu plus ferme. Il suffirait qu'il soit avec son
fils comme avec ses serviteurs, ou ses bêtes. Voilà, ce serait parfait.
Et alors là
c'est le comble, il revient, tout crasseux, délabré. Et voilà, pas une
réprimande. Rien. Rien que des bras ouverts et des larmes de joie. Et cette
fois, pas de problème pour lui cirer les pompes, d'abord parce qu'il n'en a pas
et ensuite qu'il peut lui en donner des neuves. Et une belle tunique, juste à sa
taille. Elle devait être prête cette tunique, ce n'est pas possible autrement.
Ça le change sacrément cette tunique par rapport à son aspect crasseux et
délabré ! Là non plus délabré n'était pas le mot juste. C'est sûr que son habit
avait plus de trous que de pièces, mais il le portait bien, il était obligé de
l'admettre. Il refusait de voir la noblesse du visage de son frère. Il avait
essayé de chasser l'image qui lui était apparue dès qu'il l'avait aperçu : celle
d'un bateau regagnant le port après la tempête, meurtri, déchiré mais vainqueur.
C'est cela, oui, il était vainqueur en venant faire sa soumission. Il avait été
plus loin que lui-même.
Mais non,
tout cela n'était que rêverie.
La réalité
c'était que Prod était parti on ne sait combien d'années, avait claqué tout son
fric, fait n'importe quoi et maintenant qu'il était à sec revenait à la case
départ. Non, pas à la case départ. Il n'était plus le même. Et pourtant si.
Ce qui
fascinait Prud c'était son père, le regard de son père pour Prod qui disait :
"oui, tu m'as compris, tu vois qui je suis". Et Prod le lui rendait bien, à sa
façon. Lui qui avant son départ avait toujours le regard fuyant, les cheveux sur
le front, devant les yeux, maintenant regardait le Père bien en face, avec un
regard clair. Tiens, c'est vrai, il a les yeux plutôt bleus, bleus-verts, enfin,
clairs, oui clairs, c'est le mot. Il regardait le Père, non avec arrogance,
défi, pas plus qu'avec soumission ou culpabilité. Non, avec amour, un amour
complice, une complicité dans l'amour. Oui, c'est ça : "je t'ai compris, tu m'as
compris, tu sais ce que je suis, tu as compris la Vie, tu as compris l'Amour,
c'est pareil".
Oh ! non, ce
n'étaient pas de longs regards langoureux, éthérés, désincarnés. Non, juste le
croisement de deux regards qui prenaient en un instant une intensité
surprenante. Tout passait. Le Tout passait, et lui, Prud, était là comme un
spectateur, un compteur enregistreur. Top, encore un. Top, un sourire. Top, un
geste... Il se méfiait tout de même un peu, on pouvait l'observer. Il ne voulait
pas rester là comme un baba, les bras pendants, la bouche ouverte... D'autant
plus qu'il en avait tout de même gros sur le coeur : Lui, il était resté, lui il
avait travaillé. Il n'avait pas gaspillé les sous, lui, il n'avait pas fait la
bringue, lui.
Il s'en
était ouvert à son père, avec un peu d'amertume : "Mais moi je suis toujours
resté là, je n'ai pas désobéi, je n'ai pas gaspillé d'argent et tu n'as jamais
donné une fête pour moi".
- "Mais toi,
Prud, tu as toujours été près de moi. N'était-ce pas le bonheur pour toi " ?
Que répondre
à cela ? Oui, son père était toujours là, c'était normal. C'était son père, il
le voyait tous les jours. Mais où était le bonheur là-dedans ? Le bonheur,
c'était pour plus tard, quand il hériterait. Il était l'aîné donc il aurait le
domaine, les serviteurs, les troupeaux. Oui, là ce serait le bonheur ;
Probablement. C'était comme ça que ça devait marcher.
Mais alors,
pourquoi Prod avait-il les yeux brillants ? Pourquoi était-il si calme, si
humble mais si présent ? Avait-il un secret ? Avait-il trouvé quelque chose ? A
l'évidence il était heureux. Quel était ce mystère ?
Une fois ou
deux il avait envisagé de lui parler. Il l'avait bien fait juste après son
retour mais c'était plutôt pour le réprimander, pour le blâmer. Prod lui avait
répondu sans animosité. Il lui avait même parlé de tas de choses auxquelles il
n'avait rien compris. De quoi lui avait-il parlé d'ailleurs ? Oui, il lui avait
parlé d'ailleurs, d'un monde différent, d'une autre façon de voir la vie. Du
bla-bla tout ça, des idées fumeuses. Bizarre ce Prod.
Bizarre mais
enfin , il avait tout de même bien envie de lui parler à nouveau. Il y avait
quelque chose à éclaircir. Prod était rentré maintenant depuis un bon moment.
Des jours ? Des mois ? Des années ? Le temps passe tellement vite. Mais il avait
sacrément changé. Enfin, changé par rapport à ce qu'il était avant de fuguer,
pas depuis son retour. Enervant de ne jamais pouvoir le prendre en faute. Oh !
ce n'est pas lui qui aurait bastonné un des serviteur. Et pourtant il en
obtenait tout ce qu'il voulait. Il travaillait avec eux, en faisait plus qu'eux,
ce qui fait qu'à leur tour ils se dépassaient eux-mêmes. Voilà la technique.
Prud pensait que son père aurait trouvé à redire. Question de prestige. Mais
non, encore cette acceptation bienveillante et déroutante.
Non,
vraiment, il fallait qu'il lui parle.
- Prod.
Le ton était
un peu sec, un peu gêné.
- Prod, il
faut que je te parle, bien que ce soit terriblement difficile pour moi. Il faut
que je comprenne. Voilà des jours que je t'observe. Je vois que tu as changé. Je
vois sur ton visage comme la trace du bonheur. Je ne comprends pas pourquoi.
Après tout ce que tu as vécu, tout ce que tu as perdu tu devrais logiquement
être triste, déprimé, diminué et puis c'est le contraire que je vois. Je ne
comprends pas. Peux-tu m'expliquer ? Quel est ton secret ? Quel est ton truc ?
Dis-moi.
- Peut-être
que j'ai un secret. Je n'y avais pas pensé mais c'est quelque chose qui est
vraiment un secret car ça ne peut être dit, ça peut seulement être vécu.
En partant,
je cherchais à rejeter, à rompre, à vider. Une espèce de purge, un vomissement.
Puis un travail s'est fait tout seul, en profondeur.
Il y avait
de l'espace en moi, du vide. Quelqu'un a rempli ce vide. Qui ? Je ne sais pas.
Peut-être le Père ? De plus en plus je pensais à Lui. Je me rappelais ce que je
n'entendais pas de lui quand il me parlait. Même ce qu'il ne disait pas me
venait en mémoire. Je devinais ce Père qui m'était inconnu et j'avais une envie
intense de le rencontrer. Ça a pris du temps, des mois, des années, des
souffrances. Mais ce n'était pas facile de revenir à la maison. Je redoutais d'y
trouver uniquement ce que j'avais rejeté et non ce que j'avais rêvé. Revenir
avec pour tout bagage mon échec et découvrir la désespérance.
Un jour je
me suis approché de la maison, espérant le voir, l'apercevoir, quelque part,
dans la cour, dans le potager ou l'enclos. C'était au soleil couchant, c'est à
ce moment que j'avais le plus de chances.
Pour ce qui
est de la chance, ça n'a pas manqué. Je m'étais approché par la colline. Je
scrutais la maison, la cour, la vigne, espérant l'apercevoir.
En vain. Lui
était monté pour le couchant, voir le soleil disparaître où j'avais disparu, il
y a si longtemps.
Avant moi il
m'a vu.
- Prod !
Avait-il
crié ou murmuré ? Je ne saurais le dire. Ce que je sais, c'est le choc que j'ai
reçu. En un instant je savais. Je savais que je n'étais pas déçu. Je savais que
je savais. Je savais qu'il savait. Je savais qu'Il était le Père...
Prod s'était
tu. On voyait qu'il revivait l'intensité de cet instant béni. L'émotion le
rendait beau. A la fois calme et bouleversé.
Prud ne
disait rien non plus. Deux larmes coulaient sur ses joues. Il cacha son visage
dans ses mains puis murmura d'une voix grave :
- Demain je
partirai.

Chavy
le 12 mars 1995