Le départDe Nanterre papa expédie tout le monde possible à Andelaroche… Aux Naudières c’est le sauve qui peut et le Supérieur nous annonce des vacances anticipées. La plupart des séminaristes sont de Loire Inférieure et de Bretagne. Il n’y a qu’un petit groupe , une douzaine, qui doit rejoindre le centre de la France. J’en suis puisque ma destination et la gare de Lapalisse. Le trajet : Nantes – Angers – Tours – St Germain des Fossés – Lapalisse. Le Supérieur, prévoyant, nous donne un colis de ravitaillement ; les trains affichent, par suite des bombardements, un certain retard et il est possible que nous n’arrivions pas le soir même à destination. Il avait un bon jugement, je mettrai 23 jours pour arriver à Andelaroche… Tout a bien commencé : Nantes-Angers, 90 km, nous mettons une heure comme prévu. Là, changement de train plusieurs heures à attendre. Nous entassons nos bagages à main (il n’était pas possible d’enregistrer par suite des événements et certains sont lourdement chargés car ils ont terminé leur petit séminaire) deux ou trois montent la garde et les autres vont faire un tour en ville pour passer le temps. A l’heure fixée nous attendons le train qui se forme à Angers et le prenons d’assaut car il y a foule et la France du nord se replie sur la France du sud. Nous réussissons à occuper un compartiment de bout de wagon qui compte dix places. Ce sont ces fameux wagons de troisième classe, en bois, avec chacun sa portière. Dix places pour douze personnes, c’est une chance. Il y a bien les bagages… mais on s’installe pour le mieux . Une femme, sur le quai n’a pas réussi à trouver la moindre place et finit par nous apitoyer. Nous la laissons occuper un petit coin… Malheur ! elle a deux copines dans le compartiment voisin qui larmoient d’être séparées d’elle et finissent par nous attendrir pour monter elles aussi avec nous ! Nous voici à quinze plus les bagages. Nous avons d’ailleurs tout notre temps pour nous installer car le train ne semble pas décidé à partir. Pourquoi,… Quand en 2001 on se plaint qu’un TGV s’arrête en pleine campagne et que les voyageurs ne soient pas informés de la raison de ce contretemps, comment pourriez-vous vous poser des questions pour un « express » de troisième classe en juin 1940, Mais enfin, on ne sait pourquoi, il s’est décidé à partir pour parcourir quelques hectomètres et attendre de nouveau au milieu des aiguillages de la sortie de la gare d’Angers. Nous commençons à nous faire une idée de ce que pourrait bien être notre voyage et trouver que le Supérieur avait peut-être raison de nous prévenir que nous risquions de ne pas arriver à destination le soir même. A la tombée du jour le train finit par s’engager sur la voie de Tours et personne ne pourra plus nous griller la politesse, les autres attendront à leur tour … Il est temps, maintenant que nous sommes installés de nous restaurer, les estomacs crient famine. Où est le précieux colis de ravitaillement, Introuvable ! Chacun s’est préoccupé de ses bagages et le casse-croûte a dû rester à la gare d’Angers… Nous nous installons pour la nuit, tant bien que mal, sur les banquettes, par terre, dans les porte bagages. La nuit fut longue pour certains, mais j’étais jeune et j’ai dû dormir, et puis c’était les vacances malgré tout. Au petit jour on est encore arrêté en rase-campagne On se renseigne pour savoir où l’on se trouve, pas bien loin d’Angers, peut-être vers Trélazé… Nous allons mettre 3 jours pour arriver dans les environs de Tours, à une centaine de kilomètres d’Angers. Premier impératif : nous ravitailler. Qui aura l’audace de quitter le train, bêtement arrêté au milieu des champs, en vue d’un village éloigné de deux ou trois cents mètres. Un des aînés décide d’y aller : « non n’y va pas ! si va-s-y ! »Tout le train admire le héros, attend le cœur battant. Ca y est, il revient, deux pains sous le bras. « Tu aurais pu acheter aussi du saucisson, du camembert ! » - « Eh bien, allez-y vous mêmes ! » Je suis de la deuxième expédition, c’est moins glorieux. Bientôt c’est tout le train qui se ravitaille. Quelques prudents vont voir le chef de train ou le mécanicien pour savoir quand le train partira : « Quand le feu passera au vert !…(il n’y avait pas encore de portable !…) Et puis on s’est fait à cette situation ; dès que le train s’arrêtait tout le monde descendait, bavardait, s’installait sous les arbres, s’étendait dans l’herbe ou partait au ravitaillement si un village n’était pas trop éloigné. Le mécanicien, bon papa, donnait quelques coups de sifflet pour avertir quand le feu passait au vert, le train partait lentement pour permettre aux retardataires de rejoindre au pas de gymnastique. Nous avons craint un bombardement la deuxième nuit car des avions ont envoyé des pruneaux sur une gare de triage, un peu plus loin. Les camarades m’ont secoué et sorti d’un profond sommeil pour que je m’éloigne du train. Une autre fois, en plein jour, ce sont des « Stukas » qui ont piqué sur nous toutes sirènes hurlantes… mais ce n’est pas nous qu’ils visaient, les bombes sont tombées bien plus loin. Enfin Tours était annoncé sur le mur de soutènement d’un talus bordant la voie ferrée, mais le train n’avait pas l’air de vouloir aller jusqu’au bout. Après plusieurs heures d’attente, voyant que beaucoup quittaient le train par peur des avions qui tournaient continuellement dans les environs à une altitude relativement basse, nous avons décidé d’en faire autant pour rejoindre à pied la gare de St Pierre des Corps où nous devions avoir une correspondance pour St Germain des Fossés. La route à piedNous chargeons tant bien que mal nos bagages, valises à bout de bras, sacs sur le dos, colis sur l’épaule et prenons la route pour un parcours de 6 ou 7 kilomètres. Procession pénible avec arrêt tous les 40 ou 50 mètres pour changer de main, mettre un béret sous la ficelle qui coupe les épaules… puis soudain des avions allemands qui piquent sur nous !… Des soldats en débandade qui courent dans le sens contraire nous crient : « Où allez-vous ? Demi tour ! couchez-vous, les gosses ! » et ils plongent dans les buissons remplis de ronces. Nous les imitons, mais avec plus de précautions, choisissant chacun un arbre sous lequel nous nous allongeons. Nous sommes au bord d’un canal et réalisons que les avions n’avaient rien contre nous mais lâchaient leurs bombes sur d’autres objectifs assez éloignés, ponts ou voies ferrées. Après quelques minutes j’entends des « flops » dans l’eau : « Qui est-ce qui lance des cailloux ? – Personne, c’est la D.C.A. » On se fait alors tout petit, surtout quand on a déjà vu des éclats d’obus… Le calme revenu et l’alerte terminée, nous reprenons notre route pour St Pierre des Corps pour nous entendre dire à la gare : « vous rêvez ! Des trains il n’y en a plus, les Allemands ont tout foutu en l’air !… » Le moral est plutôt bas, la journée s’achève. Des réfugiés, il y en a partout, les habitants nous regardent avec pitié. On nous indique un centre d’accueil où l’on nous donne un bouillon Kub et on nous conseille, plutôt que de jeter nos bagages pour nous délester, de les déposer à la mairie qui nous les expédiera quand la situation sera normalisée.(En fait nous les avons reçus quelques mois plus tard). On nous installe dans un hall pour la nuit. Le lendemain matin nous prenons notre décision : Tours a été bombardée, la gare endommagée, rendons-nous plus au sud, nous y trouverons peut-être un train. Nous marchons dans la file des réfugiés qui, eux aussi, marchent vers le sud pour fuir les envahisseurs. Nous nous ravitaillons tant bien que mal ; il n’y a pas encore de restrictions mais seulement des commerçants qui arrivent difficilement à contenter tout le monde. Nous arrivons le soir à Loches, épuisés : nous avons parcouru 42 kilomètres. Nous couchons dans une grange, en plein champ. Le lendemain il faut bien repartir, et c’est plutôt douloureux… Au bout de trois jours nous atteignons La Châtre, environ 150 km. Après concertation nous décidons de nous scinder en petits groupes car il est difficile de trouver du ravitaillement pour douze. Je fais partie d’un groupe de trois en compagnie de Sahuc, un « philo » qui a terminé son petit séminaire, et qui ne continuera pas, et de Duffès, un ardéchois qui vient de terminer sa troisième, et qui se trouve actuellement à la maison de retraite de Montferrier. Objectif : rejoindre Chamalières où nous avons une maison. Mais notre parcours se modifie en cours de route en fonction de la progression des Allemands et des rumeurs (où allez-vous, Les Allemands sont passés hier, n’allez pas par là, ils sont à tel endroit). Nous évitons donc Clermont, nous passons en vue du Mont-Dore et de La Bourboule pour aboutir en définitive à Bobac village de la famille de Sahuc sur la commune de Polignac, tout à côté du Puy. En définitive nous avons parcouru un peu plus de 500 km en quinze jours. Sahuc a 18 ans, Duffès 16 et moi 14 ½. Seul vers AndelarocheNous passons une semaine à Bobac, repos agrémenté de la fenaison ; les parents de Sahuc sont des paysans qui ont une petite ferme de quelques hectares, un cheval, deux vaches et une basse-cour. J’ai hâte de rejoindre Andelaroche. L’armistice a été signé pendant que nous marchions (22 juin) et les zones (libre et occupée) délimitées. Il me faut trouver un train, mais comme il n’y en a pas encore au Puy il faut en chercher plus au nord. Sahuc décide de m’accompagner en vélo : nous prendrons deux vélos au départ et pour le retour Sahuc ramènera les deux vélos !… Nous partons en direction d’Ambert, le pays est touristique mais la route en montagnes russes et Sahuc devra se payer tout cela au retour en tenant son guidon d’une seule main et le deuxième vélo de l’autre ! A Arlanc nous apprenons que, dans la soirée, un train sera formé à destination de St Germain des Fossés. Nous avons parcouru une cinquantaine de kilomètres. A la gare on nous dit qu’il faut obtenir un laisser-passer à la mairie. Là, nous devons patienter et apprendre ce que c’est que de faire la queue, car je ne suis pas le seul à vouloir rejoindre le nord après avoir fui vers le sud… J’obtiens enfin le « fameux papier » écrit à la main, d’une belle écriture de secrétaire de mairie de l’époque, plume « sergent-major », encre noire, entête et tampon de la mairie, que j’ai retrouvé et garde comme une relique !… Je suis émerveillé de voir qu’à la gare le portillon s’ouvre devant moi, puisque j’ai le « sésame », et que je n’ai pas à débourser un centime, puisque c’est une « réquisition ». Du voyage jusqu’à St Germain des Fossés je n’ai aucun souvenir. A peine installé dans le compartiment je me suis écroulé de fatigue et me suis réveillé alors qu’il faisait nuit et que le train était arrêté en gare de Vichy. Était-ce avant ou après St Germain ? Je n’en ai pas la moindre notion. Renseignement pris, j’ai poussé un soupir de soulagement, je devais descendre à la prochaine. Il est peut-être 22 heures quand nous arrivons en gare ; la salle d’attente est bondée de voyageurs. J’ai réussi à conquérir une petite place, par terre, entre deux bancs transformés en lits. Veste comme oreiller, valise à la portée de la main, je m’endors de nouveau. A 5 heures réveil, c’est un dimanche, j’apprends que le train pour Lapalisse ne partira qu’à 11 h. Je décide d’aller découvrir la ville et de chercher une église pour assister à la messe. Au premier carrefour je découvre un panneau : Lapalisse 25 km ». Bref calcul mental, 25 km divisé par 5 km heure = 5 heures de marche. Si je pars immédiatement j’arrive à Lapalisse avant que le train ne parte de St Germain. En route !… et fredonnant tout mon répertoire de chants de marche je pars d’un bon pas car pour tenir la moyenne il ne faut pas traîner. Il y a un bon Dieu pour les routards ! Au bout d’une heure de marche une voiture me double et s’arrête : » vous allez loin jeune homme ? – « A Lapalisse ! » - « montez ». Quelle veine ! Je raconte mon aventure et quand je lui dis que je rejoins ma famille à Andelaroche il me dit : « vous avez de la chance, moi, je vais au Donjon ». C’est ainsi qu’il m’a déposé à une centaine de mètres de la maison. Quelle surprise à mon arrivée ! J’étais le seul dont on n’avait aucune nouvelle, j’étais quasiment porté disparu. Papa était à La Rochelle avec l’Arsenal. Yves et Claude Bastide étaient passés en vélo et avaient rejoint La Rochelle eux aussi, un petit périple de 1000 km en vélo, Yves nous racontera certainement cela. Je devenais, en tant qu’aîné des garçons sur place, le responsable de la famille. Je me souviens m’être préoccupé de savoir comment maman se débrouillait pour nourrir toute la tribu. Je crois que les « andelarochois » faisaient confiance à la bonne mine… J’ai parlé de secours aux réfugiés etc… Ce sont les derniers souvenirs de mon exode. Retour de papa et Yves quelques jours plus tard. Dès que ce fut possible, les trains étant rétablis, nous avons quitté Andelaroche pour Nanterre. Je me souviens des premiers soldats allemands que nous avons vus à Moulins au passage de la « ligne ». Silence de tous les voyageurs et échange à mi-voix. Une nouvelle vie commençait, celle de l’occupation. |