Précédente Remonter Suivante

 

La route à pied

Nous chargeons tant bien que mal nos bagages, valises à bout de bras, sacs sur le dos, colis sur l’épaule et prenons la route pour un parcours de 6 ou 7 kilomètres. Procession pénible avec arrêt tous les 40 ou 50 mètres pour changer de main, mettre un béret sous la ficelle qui coupe les épaules… puis soudain des avions allemands qui piquent sur nous !… Des soldats en débandade qui courent dans le sens contraire nous crient : « Où allez-vous ? Demi tour ! couchez-vous, les gosses ! » et ils plongent dans les buissons remplis de ronces. Nous les imitons, mais avec plus de précautions, choisissant chacun un arbre sous lequel nous nous allongeons. Nous sommes au bord d’un canal et réalisons que les avions n’avaient rien contre nous mais lâchaient leurs bombes sur d’autres objectifs assez éloignés, ponts ou voies ferrées. Après quelques minutes j’entends des « flops » dans l’eau : « Qui est-ce qui lance des cailloux ? – Personne, c’est la D.C.A. » On se fait alors tout petit, surtout quand on a déjà vu des éclats d’obus… Le calme revenu et l’alerte terminée, nous reprenons notre route pour St Pierre des Corps pour nous entendre dire à la gare : « vous rêvez ! Des trains il n’y en a plus, les Allemands ont tout foutu en l’air !… » Le moral est plutôt bas, la journée s’achève. Des réfugiés, il y en a partout, les habitants nous regardent avec pitié. On nous indique un centre d’accueil où l’on nous donne un bouillon Kub et on nous conseille, plutôt que de jeter nos bagages  pour nous délester, de les déposer à la mairie qui nous les expédiera quand la situation sera normalisée.(En fait nous les avons reçus quelques mois plus tard). On nous installe dans un hall pour la nuit.

Le lendemain matin nous prenons notre décision : Tours a été bombardée, la gare endommagée, rendons-nous plus au sud, nous y trouverons peut-être un train. Nous marchons dans la file des réfugiés qui, eux aussi, marchent vers le sud pour fuir les envahisseurs. Nous nous ravitaillons tant bien que mal ; il n’y a pas encore de restrictions mais seulement des commerçants qui arrivent difficilement à contenter tout le monde. Nous arrivons le soir à Loches, épuisés : nous avons parcouru 42 kilomètres. Nous couchons dans une grange, en plein champ. Le lendemain il faut bien repartir, et c’est plutôt douloureux… Au bout de trois jours nous atteignons La Châtre, environ 150 km. Après concertation nous décidons de nous scinder en petits groupes car il est difficile de trouver du ravitaillement pour douze. Je fais partie d’un groupe de trois en compagnie de Sahuc, un « philo » qui a terminé son petit séminaire, et qui ne continuera pas, et de Duffès, un ardéchois qui vient de terminer sa troisième, et qui se trouve actuellement à la maison de retraite de Montferrier. Objectif : rejoindre Chamalières où nous avons une maison. Mais notre parcours se modifie en cours de route en fonction de la progression des Allemands et des rumeurs (où allez-vous, Les Allemands sont passés hier, n’allez pas par là, ils sont à tel endroit). Nous évitons donc Clermont, nous passons en vue du Mont-Dore et de La Bourboule pour aboutir en définitive à Bobac village de la famille de Sahuc sur la commune de Polignac, tout à côté du Puy. En définitive nous avons parcouru un peu plus de 500 km en quinze jours. Sahuc a 18 ans, Duffès 16 et moi 14 ½.

Seul vers Andelaroche

Nous passons une semaine à Bobac, repos agrémenté de la fenaison ; les parents de Sahuc sont des paysans qui ont une petite ferme de quelques hectares, un cheval, deux vaches et une basse-cour. J’ai hâte de rejoindre Andelaroche. L’armistice a été signé pendant que nous marchions (22 juin) et les zones (libre et occupée) délimitées. Il me faut trouver un train, mais comme il n’y en a pas encore au Puy il faut en chercher plus au nord. Sahuc décide de m’accompagner en vélo : nous prendrons deux vélos au départ et pour le retour Sahuc ramènera les deux vélos !… Nous partons en direction d’Ambert, le pays est touristique mais la route en montagnes russes et Sahuc devra se payer tout cela au retour en tenant son guidon d’une seule main et le deuxième vélo de l’autre ! A Arlanc nous apprenons que, dans la soirée, un train sera formé à destination de St Germain des Fossés. Nous avons parcouru une cinquantaine de kilomètres. A la gare on nous dit qu’il faut obtenir un laisser-passer à la mairie. Là, nous devons patienter et apprendre ce que c’est que de faire la queue, car je ne suis pas le seul à vouloir rejoindre le nord après avoir fui vers le sud… J’obtiens enfin le « fameux papier » écrit à la main, d’une belle écriture de secrétaire de mairie de l’époque, plume « sergent-major », encre noire, entête et tampon de la mairie, que j’ai retrouvé et garde comme une relique !… Je suis émerveillé de voir qu’à la gare le portillon s’ouvre devant moi, puisque j’ai le « sésame », et que je n’ai pas à débourser un centime, puisque c’est une « réquisition ».

Du voyage jusqu’à St Germain des Fossés je n’ai aucun souvenir. A peine installé dans le compartiment je me suis écroulé de fatigue et me suis réveillé alors qu’il faisait nuit et que le train était arrêté en gare de Vichy. Était-ce avant ou après St Germain ? Je n’en ai pas la moindre notion. Renseignement pris, j’ai poussé un soupir de soulagement, je devais descendre à la prochaine.

Il est peut-être 22 heures quand nous arrivons en gare ; la salle d’attente est bondée de voyageurs. J’ai réussi à conquérir une petite place, par terre, entre deux bancs transformés en lits. Veste comme oreiller, valise à la portée de la main, je m’endors de nouveau. A 5 heures réveil, c’est un dimanche, j’apprends que le train pour Lapalisse ne partira qu’à 11 h. Je décide d’aller découvrir la ville et de chercher une église pour assister à la messe. Au premier carrefour je découvre un panneau : Lapalisse 25 km ». Bref calcul mental, 25 km divisé par 5 km heure = 5 heures de marche. Si je pars immédiatement j’arrive à Lapalisse avant que le train ne parte de St Germain. En route !… et fredonnant tout mon répertoire de chants de marche je pars d’un bon pas car pour tenir la moyenne il ne faut pas traîner. Il y a un bon Dieu pour les routards ! Au bout d’une heure de marche une voiture me double et s’arrête : » vous allez loin jeune homme ? – « A Lapalisse ! » - « montez ». Quelle veine ! Je raconte mon aventure et quand je lui dis que je rejoins ma famille à Andelaroche il me dit : « vous avez de la chance, moi, je vais au Donjon ». C’est ainsi qu’il m’a déposé à une centaine de mètres de la maison.

Quelle surprise à mon arrivée ! J’étais le seul dont on n’avait aucune nouvelle, j’étais quasiment porté disparu. Papa était à La Rochelle avec l’Arsenal. Yves et Claude Bastide étaient passés en vélo et avaient rejoint La Rochelle eux aussi, un petit périple de 1000 km en vélo, Yves nous racontera  certainement cela. Je devenais, en tant qu’aîné des garçons sur place, le responsable de la famille. Je me souviens m’être préoccupé de savoir comment maman se débrouillait pour nourrir toute la tribu. Je crois que les « andelarochois » faisaient confiance à la bonne mine… J’ai parlé de secours aux réfugiés etc… Ce sont les derniers souvenirs de mon exode. Retour de papa et Yves quelques jours plus tard. Dès que ce fut possible, les trains étant rétablis, nous avons quitté Andelaroche pour Nanterre. Je me souviens des premiers soldats allemands que nous avons vus à Moulins au passage de la « ligne ». Silence de tous les voyageurs et échange à mi-voix. Une nouvelle vie commençait, celle de l’occupation.

Précédente Remonter Suivante