CHAPITRE III - BARGNYQuelques jours sur place pour mettre en route. Papa veut préparer ces vacances de 1943. Les grandes sœurs garderont les jeunes enfants Jean 6 ans, Pierre 2 ans. Odile 10 ans et Luc 8 ans qui sont comme chien et chat accompagneront les parents. Une maison de vacances, allure abandonnée, mais grande, vieille au milieu d'un parc et des communs aux toits crevés : " il ne faudra pas y aller c'est dangereux ! " (tu parles…). Les pièces étaient pleines de paille, les carreaux cassés, dans la cour des caisses vides abandonnées par les militaires. Papa arrachait les planches, je redressais les clous et pendant ce temps là maman et Odile sortaient la paille et donnaient un coup de balai. A midi, ou peut-être une ou deux heures après une table était fabriquée avec les planches et aussi sans doute 2 chaises. Les enfants pouvaient manger debout. Savoir ce qu'on a mangé et si c'était chaud ou froid ? quelle importance. Nous avions pris possession de Bargny, ce lieu de rêve. Là Agnès, Geneviève, Yves, Denys, Michel plus les six déjà nommés ainsi que nos cousines : Marie-Jo de l'âge d'Odile et Annick de mon âge Allions passer des vacances d'abord, puis des années merveilleuses. Pierre et Blandine mariés en 1941 furent de la partie, combien de temps ? Claude, Marc et Serge, les cousins, frères de Marie-Jo et Annick y séjournèrent un moment. Le temps pour Claude d'y faire de magnifiques fresques au fusain (tisons pris dans la cheminée) dans la grande salle à manger qui donnait sur le parc. Une réelle période de bonheur ! Il est facile de penser qu'un enfant de 8 ans s'émerveille dans un tel cadre avec l'insouciance de son âge. Comment expliquer que des parents de plus de 40 ans, en pleine guerre, en charge de 10 enfants de 20 ans à 2 ans aient gardé cette même impression de bonheur année après année ? maison vide de meubles (ces caisses dans la cour serviront à construire tables, chaises, support de paillasse, étagères etc.), pas d'eau, il faut aller au puits à 50 mètres, ni électricité (on s'éclaira successivement à la bougie, à la lampe à pétrole, à la lampe à carbure, à la lampe à manchon et gaz d'alcool puis installation de l'électricité en 1944 peut-être) ni chauffage (un âtre dans chaque pièce c'est tout, nous irons faire du bûcheronnage après avoir obtenu un permis et loué un charretier). A 67 ans je garde cette nostalgie de Bargny Pourquoi ? Au point de reconstituer pour ma retraite une grande propriété avec un même terrain boisé, pouvant recevoir beaucoup de monde ? Et je suis déçu quand le confort remplace la précarité trouvée à l'origine. Dans mon conscient et mon inconscient Bargny est resté une référence. A Bargny il n'y avait rien, excepté des murs et un toit : l'essentiel. Bargny c'était provisoire, "demain peut-être on repartira", donc on vit au jour le jour sans accumuler de richesse. Mais on y mangeait à sa faim : il y avait la ferme. Mme Triboulet, toujours accueillante, ne s'ingérant pas dans une famille qu'elle hébergeait à 100m de la ferme. Il y avait Madeleine et Suzy les deux filles d'une vingtaine d'année qui nous servaient le lait tous les soirs dans l'arrière cuisine. Elles nous faisaient aussi le goûter avec de grandes tartines de pain blanc cuit par elles dans des demi-tines en fer blanc. Tartines bien moelleuses beurrées abondamment. C'était les jours où l'on jouait à la ferme avec Jacques leur frère de mon âge.
C'est de ce hangar que nous regardions les allemands. Ils étaient venus quelques jours camper là, on les épiait à travers les planches disjointes. J'avais été étonné regardant un jeune d'entre eux à l'écart pour pisser, il pissait comme les français , même le petit soubresaut de jet à la fin avant de la remettre dans le pantalon ! Il y avait la batteuse fixe dans un bâtiment adossé au hangar à moisson, dans un terrain à l'extérieur. Là étaient déposées les gerbes par les charretiers lors de la moisson. Ce hangar admirablement rangé, bien au carré, jusque sous les tôles du toit était soutenu par des piliers constitués de cornières rivetées les unes aux autres. Ca nous servait d'échelles pour arriver au faîte et se glisser entre paille et toit. C'était pourtant interdit : "jouez tant que vous voulez dans la paille battue (rangée en ballots) mais pas dans ce hangar, vous allez faire tomber le grain !" nous disait en théorie Mme Triboulet. Quelques tôles de la couverture étaient translucides, c'est là que nous allions nous mettre pour manger nos grandes tartines. Il y avait bien des moucherons qui venaient, soit se prendre dans les toiles d'araignées que nous avions au ras du nez, soit se coller sur le beurre de la tartine, mais les autres ne disaient rien alors… La première tartine engloutie on désignait celui qui allait redescendre les piliers échelles et en redemander d'autres pour tous. Il y avait, bien sûr, le patron, Mr Triboulet, mais lui, petit avait plutôt l'air bougon. Il traversait parfois la ferme, donnait quelques ordres aux charretiers ou au chauffeur du tracteur Lans puis disparaissait. On préférait l'éviter. Une ou deux fois il nous donna du travail, il fallait dégermer les patates dans une pièce sans lumière. Ca puait et ça sentait la terre, de temps à autre on mettait la main sur une pomme de terre mère, elle était pourrie, c'était dégueulasse. Mais après c'était la fin du mois, on est passé dans son bureau après les ouvriers pour recevoir la paie !.. Le soir on s'est fait engueuler, on n'aurait pas dû accepter. La libérationVers 10h peut-être, Jean Hermant arrive à la maison alors qu'il aurait dû être au travail à Betz : "les américains sont au pavé de Nanteuil ! " Tout le monde jaillit, on court sur le chemin mal pavé jusqu'à la route de Betz à Yvors qui traverse le village. Les villageois sont tous là et l'on voit une jeep arriver avec un tissu de couleur sur le capot (à finir) |