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CHAPITRE II - Retour à NANTERRE

En réalité ce sont les militaires qui font la guerre : Les hommes d'État la dirigent, les enfants l'apprennent à l'école 50 ans après.

L'enfant que j'étais allait à l'école sans avoir appris ses leçons et pensait : " il y aura sûrement une alerte !… " effectivement vers 10 h les sirènes sonnaient, toute la classe se mettait debout et on partait aux abris. J'étais grand dans ma classe et j'avais la charge de la lampe de poche. Quand on revenait peu avant midi on parlait d'autre chose que des leçons. Ainsi tous les jours. C'est pour cela que je n'ai jamais appris les départements avec préfectures et sous-préfectures.

Les alertes

Papa avait rapporté de la mairie des masques à gaz. Nous avions chacun le nôtre, ça tirait les cheveux quand on le mettait et on s'amusait à se faire peur quand on l'avait. J'aurais aimé en avoir un d'adulte, il y avait un tuyau genre Bibendum qui partait sous le nez comme une trompe d'éléphant, au bout il y avait le filtre gros comme une boite de conserve. Il fallait le mettre dans la musette qu'on portait sur l'épaule. Pour nous, les enfants, le filtre était directement fixé au masque, je ne sais pas pourquoi. Nous le rangions dans une boite ronde et longue avec une sangle. C'était difficile de le plier serré et de l'entrer dans la boite. Il avait une odeur que j'aimais bien : ça sentait le masque à gaz.

Les premières fois que la sirène nous a alertés de ses longs traits lancinants nous nous sommes tous retrouvés à la cave avec nos masques à gaz sur les genoux. Rapidement nous l'avons oublié dans le grenier et nous préférions regarder les balles traçantes des mitrailleuses de la D.C.A. Je pensais que ces balles allaient très vite, mais non, elles montaient du fort du Mont Valérien en jolies courbes et redescendaient pareilles. Je me demandais ce qu'elles pouvaient bien faire comme mal aux avions. Je ne me rendais pas compte que nous étions à plus de 1km et la trajectoire s'en trouvait très réduite. Pendant ce temps plusieurs canons tiraient des salves irrégulières. Nous regardions dans le ciel les obus éclater avec la même irrégularité. Là ça paressait plus sérieux. En bruit de fond le ronron des avions anglais qui passaient. Je ne me rappelle pas en avoir vu se faire toucher.

Le lendemain matin quand c'était jeudi nous allions Michel, Odile, moi et peut-être Jean ramasser les éclats d'obus, tout déchiquetés et longs de quelques centimètres. Si on revenait avec 4 ou 5 chacun c'était une bonne journée.

A l'école, exceptée la leçon qui passait à l'as, c'était l'occasion d'une promenade, l'ambiance était plus sereine que celle studieuse de la classe. On avait le droit de bavarder, sans trop, la maîtresse marchait en tête e je crois que je fermais la marche avec ma lampe. Dans les caves on s'amusait avec le faisceau de lumière sur les plafonds.

Il y a eu le drame de l'école Jules Ferry à Nanterre, le 3 juin 1940 où 3 enfants ont été tués et d'autres blessés enterrés sous les décombres. L'arrivée des allemands était imminente. Nous étions alors à Andelaroche. Nous n'avons connu cette tragédie qu'après notre retour.

Note (Gino Poli) : Lors du bombardement de l'école Jules Ferry, ma soeur Elsa faisait partie des rescapées. Le nombre des victimes ne fut pas de trois mais de douze. Du reste les photos existent dans le hall d'accueil de l'école.

Les restrictions

Je n'ai jamais eu un gros appétit et en plus j'étais difficile. J'ai donc vu ces restrictions sous un angle particulier. Pendant toute mon enfance le pain a été un symbole bizarre. Je n'étais jamais dans la norme Tantôt maman me disait : " Luc mange du pain ! " tantôt Papa : " Luc ne te bourre pas de pain !" ou inversement. Là, pendant les restrictions on ne me disait plus rien.

Tous les soirs, après le repas, maman mettait la balance Roberval sur la table avec les poids en laiton dans la boite de bois. Je crois qu'il y avait des pièces de monnaie percées, certaines en nickel, d'autres de la guerre en zamac. C'était pour faire la tare ou parce que le poids de 10gr manquait. Cérémonieusement on nous pesait notre ration de pain pour le lendemain. La ration devait être 250gr pour les J2 et 375gr* pour les J3. Mon plaisir c'était de voir grossir ma réserve de pain. Je faisais des économies et le soir il me restait parfois ½ ration que j'ajoutais à ma part. Nous enroulions cela dans la serviette et si mon paquet était plus gros que celui des J3 j'étais content. Michel, Agnès par contre voyaient leur morceau de pain fondre plus vite que neige au soleil et il leur était difficile de faire la soudure. Ils craignaient surtout les alertes de la nuit car alors ils descendaient de la chambre et la faim au ventre passaient devant la salle à manger où les rations de pain venaient d'être pesées.

J'ai appris bien des années après que maman, qui veillait sur cette pénurie, incitait mon frère, adolescent et affamé, à me soustraire de temps à autre une tranche de ce pain, emmailloté à mon nom, qu'elle a bien fait !

La nourriture non rationnée était le rutabaga. On en mangeait à tous les plats : en soupe, en purée, au four et même en dessert. Je n'aimais pas cela ! en plus l'excès nous rendait malade, je crois que ça ne m'est jamais arrivé. A l'école tout le repas en était constitué, à part le dessert : un doigt de chocolat. Comme les rations étaient tout de même comptées je me souviens avoir échangé avec Michel tout mon repas contre son morceau de chocolat.

En revenant avec lui du boulanger de la rue du Mont Valérien il avait un pain de 4 livres et sa pesée (c'était un morceau de pain que la boulangère rajoutait car le pain était toujours au dessous du poids) sous le bras. Chemin faisant on grignotait un peu de cette pesée fraîche, pas trop, car alors maman nous aurait grondés. On se disait : " après guerre au lieu de s'acheter des bonbons, si on a des sous, on achètera du pain ! ".

Maman se levait à 5h le matin et ainsi dès la levée du couvre-feu à 6h elle partait au marché des Bergères. Quand elle arrivait, il y avait déjà la queue devant les étals vides et sans commerçants (quand ce dernier arrivait il avait toujours trop peu de denrées et ainsi seuls les premiers étaient servis). Il lui fallut plusieurs séances pour comprendre comment d'autres étaient plus rapides qu'elle. Il y avait sur la place de gros tuyaux d'égout en attente de travaux. Des malins se cachaient dedans et sortaient dès la fin du couvre-feu.

Nous avions tous nos cartes d'alimentation et régulièrement il était annoncé que tel ticket donnait droit à tel poids de petits pois, tel autre à tel poids de beurre ou de fromage etc. Dès l'information donnée maman se précipitait au marché ou chez le commerçant, et après avoir fait la queue de longs quarts d'heure en espérant qu'il y en aurait encore, tendait ses 8 ou 10 cartes d'alimentation pour recevoir son dû. Inévitablement la serveuse lui disait : " oh non madame, je ne peux pas vous donner tout cela… je vais vous donner 4 rations ! " du reste les gens dans la queue échangeaient des murmures d'approbation, " il faut qu'il nous en reste. " Or à la maison il y avait 10 assiettes autour de la table !

Papa tous les week-ends allait au ravitaillement. Il partait le samedi matin avec son déjà vieux vélo, un grand sac vert vide posé sur un grand porte-bagage à l'avant. Il traversait Paris et prenait le " train des patates "à la gare du Nord. A Crépy en Valois il quittait ce train et enfourchait le vélo. Il connaissait bien la région car Mémé habitait Yvors et plusieurs années nous étions allés en vacances chez le Père Duronçois, juste à côté. Il faisait donc sa tournée des fermiers connus et petit à petit élargissait ses connaissances. Il devait dormir et manger chez ses beaux-parents pépère François et Mémé. Le dimanche soir de retour le sac vert était toujours sur le porte-bagage avant, mais plein !

C'est ainsi qu'un dimanche soir, alors que j'essuyais la vaisselle que finissait de laver maman, papa arriva assez enthousiaste et après lui avoir fait le pudique baiser habituel ainsi qu'à nous, rapide et d'un seul côté , il lui proposa un plan un peu osé mais attrayant. Il lui parlait doucement, il était bien sur fatigué, à l'écouter trop ostensiblement je risquais un : "qu'est-ce que tu fais là toi ? d'abord c'est l'heure d'aller se coucher… " je n'ai donc entendu que des bribes de la conversation : " on aurait de quoi manger, du pain autant qu'on veut. Ils se font du pain blanc, ils n'utilisent pas leurs tickets… On pourrait avoir des poules, des oies… La maison n'a pas de meubles, elle est pleine de paille, c'est les français puis les allemands qui y ont dormi. Comme loyer il suffirait de remettre les carreaux cassés !…

C'était de Bargny qu'il s'agissait. Combien de jours après est-on partis ? Je n'en sais rien du tout, mais je pense que ça a été très rapide.

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