La Rochelle le 15 juillet 1940
Mes chers enfants
C'est pour vous tout seuls que je veux écrire cette lettre pour répondre à vos deux séries de bonnes lettres. En effet j'ai d'abord reçu celles qui accompagnaient la lettre de maman m'annonçant l'arrivée du premier mandat et aujourd'hui mes vœux de bonne fête. J'en ai été très content mais nullement surpris. Je vous remercie de vos bonnes prières. Croyez que de mon côté je ne vous oublie pas dans les miennes. Combien de fois tous ces jours que je vous savais sans ressources suis-je allé dans l'église de "La Genette" (comme on dirait "des Fontenelles") ou simplement dans ma chambre devant la petite statue de la Ste Vierge que j'ai rapportée de Nanterre, pour prier pour vous. Père de famille impuissant à vous venir en aide je me suis adressé à St Joseph en lui expliquant que sa qualité de patron des chefs de famille "l'obligeait" à me remplacer et à vous aider. Il m'a bien un peu fait attendre mais c'était sans doute pour éprouver notre foi à tous. Et puisque je vous parle de prière mes chers enfants je vais vous adresser une grave recommandation. Dans le bouleversement de notre pays bien des choses vont être changées, bien des organisations catholiques de jeunesse disparaîtront peut-être car on voudra sans doute faire des grands rassemblements de jeunes sous le signe de " la Nation " .Il y aura là, pour les catholiques, à la fois beaucoup de possibilités d'action sur les âmes et un grand danger de perdre le vrai sens chrétien. C'est toujours dangereux pour l'Eglise de perdre la liberté même et surtout quand elle devient officielle car alors elle n'a plus toute la possibilité de répandre la vraie doctrine de Notre Seigneur qui ne connaît pas de barrières. Demain peut-être serez-vous embrigadés dans des associations nationales qui auront leurs aumôniers et où on vous enseignera le culte de la patrie sur le même plan que celui du Bon Dieu alors que celui-là seul est éternel. Eh bien sachez qu'alors vous pourrez faire beaucoup de bien mais à la condition que vous gardiez au fond du cœur la vie intérieure, la vie de la grâce, la vie d'union à Dieu "résistant en nous"qui seule pourra vous permettre de conserver " la sainte liberté des enfants de Dieu" - C'est là, la grande tâche des chrétiens de la nouvelle France, pensez-y toujours. Mais j'arrête mon sermon je veux vous dire aussi que si je pense à vous tous ce n'est pas " en bloc " mais à chacun en particulier. Je pense à Blandine si travailleuse et qui a bien tort de ne pas oser m'écrire à cause de l'orthographe, à Agnès aux lettres si gentilles, à Denys courageux aussi mais dont le " fou-rire " est peut-être encore plus utile, à Geneviève toujours si calme, au moins je l'espère, à Michel futur paysan peut-être, d'une France où on en demande beaucoup, à la pétulante Odile qui rédige très bien pour son âge, à Luc qui doit maintenant savoir lire comme un homme , à Jean qui n'est plus le petit dernier mais qui doit maintenant être le " Grand frère " de Pierre, mais vous ne serez pas jaloux que je pense surtout à Pierre - Hier sur le boulevard qui borde la plage j'étais assis sur un banc avec Yves . Il y avait beaucoup de monde et à côté de moi des dames qui causaient et un beau garçon dans sa voiture. Je les écoutais et j'ai su son âge - 3 mois - et je pensais que je ne reverrais Pierre que comme cela, déjà éveillé , sans l'avoir vu plus petit. Vous voyez bien que je pense à lui. - Arrêt - je vais déjeuner.
J'ai déjeuné, fini ma pipe et je reprends ma lettre. Il faut maintenant que je rassemble mes idées. Ah! Voilà, vous direz à maman que je lui ai envoyé un mandat de 2.000fr . Aussi, même si de Paris il m'était plus difficile de vous écrire, vous ne manqueriez pas tout de suite d'argent. Vous lui direz également que nous ne partons plus mercredi comme prévu. Le premier départ aura lieu jeudi mais il y en aura au moins trois et je serai du dernier. Sans doute ne partirai-je pas avant la fin de la semaine. Je ne suis d'ailleurs pas pressé étant très bien ici, du moment que vous n'êtes pas à Nanterre. J'ai reçu ce matin même une lettre de tonton Yves qui est passé chez nous, la maison n'a rien eu mais les poules ont été "fauchées" quatre jours après mon départ. Tant pis ou plutôt tant mieux si elles ont pu servir à donner à manger à des gens qui en manquaient, mais çà c'est moins sûr. D'après sa lettre M.Bourgoin aurait quitté Nanterre et aurait été blessé sur la route. C'est M.Fougeault qui a la clef de la cave et Yves a fermé celle du sous-sol d'après ce que je comprends. La maison n'est donc pas occupée, tant mieux. Avant de me remettre à écrire j'ai relu vos lettres et je félicite Luc pour son écriture. Cette fois je termine en vous chargeant d'embrasser maman de ma part. Mais il y a tant de façons d'embrasser! Il y a d'abord celle des lettres :" Vous embrasserez pour moi etc.". On le lit et on ne le fait jamais... Il y a aussi la façon d'embrasser : quatre coups comme à Chavres. Eh ! bien moi je vous demande d'embrasser maman pour de vrai et pour que ce soit vrai vous l'embrasserez " trois fois comme à La Rochelle ". Un coup sur une joue, un coup sur l'autre joue et un troisième sur la première joue. C'est ainsi que les petits enfants de M.Grelaud l'embrassent. Pour moi je suis bien forcé de ne vous embrasser que par lettre mais malgré tout, trois fois comme à La Rochelle ce qui fait tout de même 9x3 = 27 baisers. Au revoir donc mes chers petits et....... au plus tôt possible.
Votre papa
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