Bargny
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28 août 1944

LIBÉRATION DE BARGNY (Oise)

MON VILLAGE NATAL

PAR L’ARMÉE AMÉRICAINE


Voici comment j’ai vécu la libération de mon pays.

Le 28 août 1944, comme chaque matin, à 7 h 45, je descendais à bicyclette à mon travail à Betz, situé à 2 km de Bargny. Je travaillais depuis ma démobilisation, le 28 novembre 1942, chez M. Garnier, grainetier qui était également Président de la Commission d’Achat nº 28 du Ravitaillement Général de l’Oise. J’étais secrétaire de cette commission d’achat.

Dans la descente vers Betz, après le calvaire, je passais devant le château, devenu depuis propriété du roi du Maroc Hassan II. C’était alors le siège de la « Kommandantur ». J’y étais allé une fois pour mon travail et y avais côtoyé des soldats allemands, qui, à mon grand étonnement, avaient un physique asiatique : petits, bruns, les yeux bridés, absolument pas le type Aryen ! Où les Allemands les avaient-ils récupérés ? Étaient-ils des volontaires comme nos Harkis ou des « malgré nous » comme nos Alsaciens-Lorrains ?

Les habitants de Betz étaient en émoi. Depuis le 25 août, nous entendions le bruit des canons et nous savions que les Américains étaient à Nogeon (à 5 km environ), et nous avions vu, depuis quelques jours, les Allemands commencer leur retraite, avec leurs chars, autos, chevaux et même bicyclettes.

Vers 9 heures, des chars allemands passèrent en vitesse dans la rue principale où était mon bureau. Chacun disparut des rues et les fenêtres et volets se fermèrent aussitôt. Puis, ce fut le silence. M. Garnier, mon patron, dit alors : « Je vais demander confirmation aux Allemands ».

Il téléphona à la Kommandantur de Crépy-en-Valois. Il les connaissait de par son travail au Ravitaillement Général où il était chargé de répartir les denrées et victuailles pour la population du canton de Betz et pour les réquisitions allemandes. Il nous arrivait de charger des wagons de bestiaux pour l’Allemagne en gare de Betz. Les Allemands lui confirmèrent que les Américains étaient à May-en-Multien, donc tout près de Betz.

Vers 9 h 30, d’autres bruits de chars dans la rue et nous vîmes, derrière les volets, s’avancer au ralenti, une petite voiture découverte, le pare-brise rabaissé, munie d’une mitrailleuse, conduite par un soldat, les cheveux blonds, la face rougeaude et suivie de trois chars.

Nous ne savions pas que cette voiture était une Jeep et que les chars étaient américains. Les uniformes et les casques étaient bien un peu différents pour nous, mais étaient-ce d’autres unités allemandes différentes de celles que nous connaissions ?

La voiture et les trois chars s’arrêtèrent et le conducteur, de son bras droit, faisait le geste de venir à lui. Aussitôt, les volets de toute la rue s’ouvrirent et tout le monde se retrouva auprès des chars, criant de joie, embrassant les soldats américains, leur offrant des bouquets de fleurs. En août, il y a beaucoup de fleurs dans nos jardins !

D’autres chars arrivaient, mais s’arrêtaient derrière la Jeep et les trois premiers chars. Je dis alors à mon patron « Je retourne à Bargny annoncer la nouvelle » et enfourchais mon vélo en appuyant fort sur les pédales car il y a une bonne côte en sortant de Betz vers Bargny.

Mais, à hauteur du petit bois, sur la droite, j’entendis des coups de feu dans le lointain, vers Levignen. Je me dis que les Allemands n’étaient peut-être pas très loin devant moi, car ils quittaient encore Betz quand les Américains y entraient. Je ralentis donc mon allure et arrivais sans encombre à Bargny.

J’annonçai tout d’abord la bonne nouvelle à mes parents et aussitôt « au château » où était réfugiée la famille Bellut, ma future belle famille.

Explosion de joie mais interrompue par un passage de chars au bout du chemin. Les Allemands peut-être ? « Non, leur dis-je, ce sont les Américains, je les reconnais ! »

Les chars passèrent dans Bargny en direction d’Ivors sans discontinuer de 9 h 30 à 16 heures. Impressionnant défilé de puissance avec des soldats flegmatiques, décontractés, mâchant leur chewing-gum, tels qu’on les représente maintenant dans les films à la télévision. Comme à Betz, tout Bargny était dehors, criant, hurlant sa joie, courant le long des chars, donnant des fleurs, des pommes, du cidre aux soldats qui eux nous lançaient du chocolat, des cigarettes Camel, des boîtes de conserve (nous n’en avions pas vu depuis quatre ans !).

Nous ne prîmes pas le temps de déjeuner à midi et beaucoup aussi sans doute à Bargny. Les soldats ne demandaient qu’une chose : des œufs ! Sans doute pour palier à leur nourriture faite de conserves.

Au cours d’un arrêt, un soldat monta dans le clocher de l’église pour observer les environs et, comme j’avais essayé de parler anglais avec eux, les trois occupants d’une Jeep m’ont demandé en me montrant une carte de leur indiquer Levignen. Ils m’ont fait monter dans la Jeep et je leur ai fait prendre le chemin dit « Le pavé de Levignen » qui, au bout de 2 km aboutit à la départementale Betz/Levignen/Crépy. Là, ils se sont arrêtés, ont regardé et m’ont ramené à Bargny. Je n’étais pas peu fier d’être monté dans une Jeep avec des soldats américains !

Après les chars, des voitures de la Croix-Rouge faisaient la navette vers Betz.

Un camion allemand avait été abandonné le matin par ses occupants, à la sortie de Bargny, sur le côté gauche de la route d’Ivors.

Après ce passage des Américains, ce fut le pillage de ce camion qui contenait de tout, mais surtout des bougies. Tout Bargny s’éclaira les jours suivants avec ces bougies, car il y avait des coupures de courant. Mais, un petit avion de reconnaissance américain, intrigué par le rassemblement auprès du camion, fit deux ou trois passages au-dessus et vint atterrir dans le champ en face, de l’autre côté de la route. Les deux aviateurs vinrent voir de quoi il s’agissait et, sans rien dire, s’envolèrent à nouveau.

A Betz, il y eu aussi le pillage, en gare, d’un wagon entier de… parfum !

Plusieurs mois après, un an même, tous les habitants exhalaient la même odeur de parfum quand on leur parlait !

A Mareuil-sur-Ourq, où nous avons vécu 34 ans, c’est un wagon de sacs de provisions en cuir qui avait été pillé… et pendant des années, on voyait les femmes de Mareuil faire leurs courses avec le même sac.

Enfin, revenu à Betz dans la soirée voir ce qui s’était passé dans la journée, j’assistais à un spectacle qui m’a intrigué : sur un char américain en marche, j’ai reconnu un cultivateur important de la région brandissant un drapeau tricolore ! Or, cet homme était connu pour recevoir souvent à sa table des officiers allemands, d’où mes interrogations !

-             Avait-il été vraiment un collaborateur ?

-             Avait-il retourné opportunément sa veste ?

-             Ne recevait-il les Allemands que pour en tirer des renseignements pour la résistance ?

Il ne fut pas inquiété par la justice française après le départ des Américains.

Dans les mois suivants, nous avons sympathisé avec un Américain qui étaient cantonné à Bargny, le capitaine Charles Rooney, qui était dans le civil attorney-at-law à Topeka (Kansas).

Nous l’avons invité à notre mariage le 4 avril 1945, et comme cadeau, au dessert, il nous a apporté quelques oranges, cadeau qui fut très apprécié à l’époque, et, à l’issue du repas, il a rédigé à notre intention, au dos d’une enveloppe que je garde précieusement, le mot suivant : « It is good to see such good cheer. I can tell France’s friends in America, that France can still be gay, and France will never die. Vive la France » (« C’est agréable de voir une telle vraie gaieté. Je peux dire aux amis de la France en Amérique, que la France peut encore être joyeuse et que la France ne mourra jamais ! ») Charles Rooney, Capt. US Army.

J’ai écrit deux fois à Topeka pour avoir de ses nouvelles, sans résultat. Peut-être sa vie s’est-elle arrêtée plus loin de Bargny, quelque part en France ou en Allemagne ?

Longtemps après le passage des Américains, le 28 août, jusqu’en octobre, au moment des labours, j’ai eu dans les yeux l’image des traces profondes des chenilles d’un char américain dans un champ, près de la Marnière de Cuvergnon jusqu’à l’orée du bois de la route d’Ivors.

Ces traces resteront pour moi les traces de la liberté : nous n’avions plus à craindre  le travail forcé en Allemagne, le risque d’être pris en otage à la suite d’un attentat contre les Allemands et nous avions la faculté d’écouter librement Radio-Londres sans se cacher et sans craindre une dénonciation.

Nous étions libres, grâce aux Américains, une deuxième fois en moins de 30 ans, comme en 1914/1918.

Jean Hermant